vendredi 19 décembre 2008

Interview Big Ben et Fafé


Big Ben et Fafé sont les deux auteurs créateurs des éditions Groinge qui viennent d'ailleurs d'ouvrir un site, un vrai! Il était donc temps d'enfin parler d'eux sur le blog Minime!
Leurs bandes dessinées sont généralement drôles et touchantes... Ils portent une attention toute particulière au quotidien, qui rend leurs récits crédibles et proches de leurs personnages...
Les éditions Groinge sont également responsablent du blog Comix Pouf , dont j'ai déjà parlé ici, et qui est vraiment un excélent blog, drôle et impertinent comme je les aime... Par contre il faut être pas mal au courant de ce qui ce passe dans le petit monde de la BD si on veut comprendre toute les dimensions de l'humour qui y règne... A savoir également, le comix pouf est le pendant satirique du Comix Club, la seule revue critique de bande dessinée valable à mes yeux aujourd'hui (il y avait 9eme art et L'éprouvette aussi, mais je ne crois pas dire de bêtise en disant qu'elles n'existent plus...).
Ce ne sont pas des auteurs typiquement minimalistes, mais ils ont chacun œuvré dans ce genre qui les intéresse depuis quelques années maintenant... La preuve en quelques questions:

SydN – Big Ben et Fafé, bonjour ! Ca me fait plaisir de pouvoir vous interviewer, vous pouvez pas savoir !

Big Ben : Nous aussi on est content, enfin surtout moi parce que j'ai gagné la première manche sur Fafé [NdSydN: en fait le jeu était de savoir qui allait répondre avant l'autre]. Ca lui apprendra à faire des infidélités à Groinge pour aller frimer à St Malo. [NdSydN: à l'occasion de la sortie de Tu me cherches? dans la collection BLOP, Diantre! éditions]

Fafé : Oui, bonjour, moi aussi je suis bien contente, et comme je suis rentrée de St Malo, j'ai fini de frimer, je peux donc rattraper mon retard sur les questions.

SydN – Vous avez chacun œuvré dans le minimalisme, parfois ensemble d'ailleurs, mais vous n'avez pas vraiment la même approche du genre. Pouvez-vous expliquer vos ressemblances et différences d'approche dans ce domaine ?

Big Ben : C'est pas très facile à savoir, mais je pense que Fafé est plus "minimaliste" que moi (outre qu'elle est plus petite physiquement, et qu'elle est végétarienne). D'ailleurs, l'approche minimaliste, c'est elle au départ, avec ses Histoires de monsieur. Moi, j'ai une approche du dessin plus "BD classique", avec des goûts plus fluctuants, moins radicaux que Fafé en matière graphique.

Fafé : J'ai l'impression d'être plus minimaliste dans le dessin, et Big Ben dans certaines de ses histoires, pour simplifier. Maintenant, de là à dire que les végétariens aiment particulièrement la BD minimaliste, je ne garantirais pas la thèse de Big Ben (et je mange aussi du poulet, par ailleurs). Sinon, je suis arrivée à la BD par les arts plastiques, j'étais au départ fascinée par l'art abstrait, et le "carré blanc sur fond blanc" de Malevitch est une pierre importante dans la construction de mon regard "graphique". Et à partir du moment où tu tripes sur un truc aussi "vide", tu n'as aucun problème à dessiner des carrés qui parlent, ça coule de source. Mais je ne sais pas du tout si Malevitch était végétarien ou pas.


SydN – Fafé, à tes débuts, le minimalisme semblait être pour toi le moyen que tu ais trouvé pour t'exprimer en BD, n'ayant pas une grande aisance de dessin. Depuis, tu as acquis une bien meilleure dextérité… Et tu ne fais plus de minimalisme ! Pourquoi ? Tu penses avoir tout dis, ou bien tu n'en as plus envie parce que tu dessines mieux ?

Fafé : En réalité, j'ai commencé en dessinant de façon moins minimaliste, mais tout le monde a oublié, et c'est tant mieux, hé hé ! Si le dessin minimaliste de mon livre "Les histoires de Monsieur" s'est imposé à moi, je ne pense pas que ce soit par manque de moyens techniques. En tout cas, ça ne s'est pas fait de manière consciente du tout. J'ai inventé le "Monsieur" en gribouillant dans un train, puis je l'ai répété et répété encore, il me plaisait bien ce petit personnage, j'avais l'impression qu'on pouvait en faire ce qu'on voulait et qu'il pouvait incarner à la fois des personnages de fiction et mon double autobiographique. Il a été le point de départ du livre, il existait avant que les histoires soient écrites. Si je ne fais plus de BD minimaliste, c'est parce que je n'ai plus d'histoires à raconter avec mon "Monsieur". C'est en fait très compliqué de raconter et dessiner des histoires minimalistes, j'ai eu très vite l'impression de me répéter. Mais si jamais j'en ai à nouveau besoin pour une histoire spécifique, je le referai peut-être.


SydN – C'est d'ailleurs ce que tu as fait pour ta participation au collectif Minime... Sinon, toi, Big Ben, n'as-tu jamais été tenté toi aussi par la facilité de la codification graphique inhérente au minimalisme ?

Big Ben : La facilité à priori du minimalisme est un piège. Ce qui est intéressant dans le minimalisme, c'est arriver à un effet maximum avec des moyens minimaux, et c'est tout le contraire de la facilité. Il est plus facile de faire de l'esbrouffe avec un dessin virtuose (pour peu qu'on le maîtrise, bien sûr, mais ça n'a rien d'exceptionnel) qu'avec quelques petits traits. De plus, le langage graphique est tellement riche que même en le réduisant le plus possible, il demeure infini en potentialité. On peut même dire que le dénuement graphique exprime bien mieux l'infini potentiel que le trop plein, la saturation. Il n'y a donc pas de facilité dans le minimalisme, tout au contraire. C'est pour cela que je n'en fais pas beaucoup : c'est trop dur.

Fafé : Voilà, tout à fait d'accord, cela nécessite de se tordre le cerveau, ce n'est pas une manière naturelle de dessiner, il faut beaucoup de réflexion et de capacité d'abstraction pour que le résultat semble couler de source pour le lecteur.




SydN - Pour vous, le minimalisme est-il un but ou un outil ?

Big Ben : C'est plutôt un outil pour exprimer certaines choses. j'ai remarqué par exemple que j'arrivais beaucoup mieux à exprimer des choses très personnelles, voire douloureuses, à l'aide du minimalisme. Parce qu'il se crée une distance qui permet de prendre du recul avec ce qu'on raconte. Cela entraîne une stylisation maximale qui permet d'objectiver certains sentiments, et par là de s'en libérer, de jouer avec. J'ai fait ça il y a longtemps avec une petite série dans la revue Stereoscomic, ça s'appelait "Love and Hat", ça racontait des histoires d'amour, de solitude, et j'aimerais bien le reprendre un jour. C'est une très bonne thérapie.

Fafé : un outil aussi. Encore que, au vu de ce que j'ai répondu plus haut, je me rends compte que c'est le dessin qui a déclenché l'histoire, mais, oui, je sens plutôt ça comme un outil, qui correspond à un moment donné et à une envie d'exprimer des choses qui collaient à ce registre graphique.

SydN – Qui est le plus sexy de vous deux ?

Fafé : Je dirai que la plus sexy est Melle Eperluette (voir "le monde des Monsieurs"), donc ce serait Big Ben puisque c'est lui qui l'a inventée (et ce n'est pas le dessin qui la rend sexy, ha ha ha!)



SydN - Parlons maintenant de vos oeuvres. Big Ben, tu as commis Albert le Grand : Analyse, un album que l'ont pourrait qualifier de minimaliste de part sa narration (Ah l'itération iconique, grande amie des OuBaPiens…)… Ca fait évidemment penser à Psychanalyse, de Trondheim… Ca t'énerve pas trop que je dise ça ?

Big Ben : Non. Analyse est le premier "livre" que j'ai fait. La référence à Psychanalyse de Trondheim était voulue, c'était tout simplement un hommage parce que c'est l'auteur qui a le plus compté pour moi au moment où je me mettais un peu sérieusement à la BD. D'ailleurs, dans la BD, le psy est une sorte de canard, il a un drôle de bec et c'était fait exprès (mais personne ne me l'a jamais fait remarquer !). Mais bon, c'est une connerie sur le plan carriériste car cela ne peut que souffrir de la comparaison. Il ne faut pas mélanger création et admiration. Ceci dit, j'ai mis beaucoup de choses dans ce livre, et je trouve qu'il fonctionne bien, et j'aime toujours le relire, ce qui n'est pas le cas de tout ce que j'ai fait.




SydN – Ensemble, vous avez réalisé 2 albums sur le principe du minimalisme… Le premier, Encore un album de BD minimaliste, sonnait un peu comme un ras le bol de voir sortir des albums du genre (était-ce si fréquent à l'époque ?), mais en respectait scrupuleusement les idées et les codes… Cette relation amour/haine envers le médium semble être récurrente dans l'écriture de Big Ben… Bétagraph et plus récemment le Comix Pouf, témoignent de façon grinçante d'une certaine vision du monde de la Bande dessinée (minimaliste ou pas)…

Big Ben : Oui, enfin pour le titre Encore une histoire de BD minimaliste, je ne pense pas qu'il était à prendre au premier degré. C'est surtout une moquerie / provocation adressée à ceux qui ne supportent pas les dessins hyper stylisés et les trucs vides (a priori vides). J'imaginais que c'était ce qu'ils pensaient dès qu'ils regardaient une couv' de n'importe quelle BD un peu différente du classicisme / réalisme dominant. Il y a aussi le principe du titre à rallonge que j'aime bien. J'aimais bien le titre d'un fanzine de BSK : L'univers nauséabond des comix underground et ça m'a donné envie de faire un titre comme ça.

SydN - Oui, c'est plutôt ça en fait. Plus une moquerie envers la perceptions pleine d'aprioris de certains lecteurs de BD à la conception hyper formatée... Ca me rappelle l'anecdote que Fafé m'avait racconté sur le monsieur qui lui a dit, après avoir regardé les bouquins posés sur le stand Groinge : "Ah mais vous faites pas de la BD, vous, vous faite des livres!"... Avecce titre, Encore un album de BD minimaliste, on a l'impression d'entrendre ce même monsieur (ou un autre pareil mais à peine mieux informé...) s'exaspérer à la vue des dessins de Fafé...

Big Ben : Et puis j'aime bien l'idée du "Encore", parce que les

albums de BD, pour peu qu'on s'y intéresse, et qu'on se mette à fréquenter les librairies et les festivals, ça devient très vite envahissants, et obnubilants, un vrai défilé. L'une remplace l'autre, de même que les cases s'alignent... Il y a donc aussi quelque chose de fataliste, ou de nihiliste dans ce "encore", et qui convient bien au minimalisme d'ailleurs. S'il y a tant d'albums partout, autant les rendre un peu plus digestes. Une forme de régime. Mais pas végétarien. Sinon, pour la relation amour / haine, c'est assez vrai. Mais la "haine" (un peu fort, je préfèrerais indignation ou exaspération) ne se tourne pas envers le médium, mais plutôt contre ce que Menu (NdSydN: Jean Christophe Menu, co-créateur de l'Association, et dirigeant actuel) appelle le microcosme, parce que c'est assez étouffant. Alors, moi, comme un con, je vais exprimer ça dans une BD au lieu d'aller me promener dans la nature avec un crayon. Je me dis qu'il faudrait plutôt aller me balader avec un carnet, comme fait Nylso, qui a bien tout compris.
Fafé : Pour compléter, je pense qu'il y a une grande différence de fond entre "Encore un album..." et "Le Monde des Monsieurs" que nous avons fait ensemble avec Big Ben. On s'est bien amusés avec le premier (encore que j'ai un doute, il me semble qu'on l'a fait après). Avec le second, c'était beaucoup plus sérieux, on ne tournait pas en dérision la BD, ses codes et son système de fonctionnement, on en faisait au premier degré (même s'il y a quelques clins d'oeil à certains moments). C'est bizarre, je me souviens que quand j'ai dessiné "encore un album...", je me creusais la tête pour la succession des cases et des situations, c'était presque comme faire des mathématiques, queqlue chose de proche de la signalétique et de l'efficacité de narration. Pour "Le Monde des Monsieurs", mon approche était bien plus graphique, je n'ai pas l'impression d'avoir dessiné des pages "dépouillées", mais au contraire très travaillées graphiquement, pensées au niveau de leur composition, du chemin que devait faire l'oeil du lecteur sur la page et de sa lecture d'ensemble. C'était vraiment du dessin pur, et j'ai beaucoup appris en le faisant. Je pourrai presque dire que c'était tout sauf minimaliste au moment du dessin. C'est un des livres que j'ai eu le plus de plaisir à dessiner, comme les pages faites pour le Phaco 28 je crois (une histoire de "j'aime, j'aime pas"), pour lesquelles j'avais travaillé mon dessin de façon très graphique, ce n'était pas juste géométrique, je voulais que ce soit joli. Pour moi, le minimaliste peut aussi être très agréable et séduisant à regarder, ce n'est du tout aride et fonctionnel.

SydN – Justement, parlons du monde des monsieurs, livre que vous avez fait ensemble sur l'univers des Monsieurs créés par Fafé… C'est vrai que la narration, la mise en page est surprenante, il n'y a plus de case, les dessins ne sont pas forcéments alignés… A première vue, on pourrait croire que la lecture sera chaotique, alors que pas du tout, c'est fluide (et inventif en plus) ! Fafé, tu dis toi même que c'est tout sauf minimaliste au moment du dessin… Mais comme toute création minimaliste, tu as effectué un travail intellectuel en amont... En fait, tu as beaucoup réfléchi à la mise en place de tes textes et dessins, ce qui aboutit à un résultat qui est très simple à déchiffrer… C'est ce qu'on demande en priorité à une œuvre minimaliste, non ?

Fafé : On dirait bien que c'est moi qui remporte la seconde manche ! Pourtant j'ai laissé du temps à Big Ben, mais il est galant.
J'ai l'impression que la première idée qu'on se fait d'une BD minimaliste c'est qu'elle appelle un minimum de moyens graphiques, je dirai presque que le dessin passe au second plan, qu'il doit plutôt fonctionner comme un signe. Pour "le monde des monsieurs", ce n'est pas le cas, il me semble plutôt complexe, et je ne suis pas sûre que ce soit si facile à lire, au vu de la réaction des gens quand ils ouvrent le livre. Peut-être que ça fait trop de repères manquants pour le lecteur de BD (plus de cases, plus de représentation réaliste, plus de visages, pas vraiment de bulles...). En tout cas, je ne dirai pas que c'est simple, au contraire. Mais je peux me tromper, vu que je sais que c'était compliqué à faire.

Big Ben : Ce qui apparaît clairement ici, c'est qu'on désigne par minimalistes des bandes dessinées dont le dessin est hyper simplifié et schématisé mais on n'applique pas la même étiquette pour le récit, sa construction, sa thématique, ou tout réflexion mise en œuvre. Le terme "minimalisme" sorti du contexte où il a été employé (pour désigner un mouvement artistique) a donc une signification très superficielle. On pourrait tenter d'adapter la Critique de la raison pure à base de bonhommes fil de fer, de carrés, de ronds et de diagrammes très pensés, mais ça aurait l'apparence d'une BD minimaliste, donc assimilée comme simple et facile d'accès. Bon, Kant en BD, c'est pas pour demain (je doute que la vague d'adaptation d'œuvres littéraires en bande dessinée ne s'attaque au domaine encore trop austère de la philo — quoique... quoique, étant donné la démocratisation du baccalauréat et le nombre conséquent d'élèves de Terminale perdus en cours de philo, il y a un marché à prendre messieurs les éditeurs, encore une petite niche à occuper !). Mais je m'égare. Je parlais donc du terme "minimalisme" qui sorti de son contexte était un peu réducteur, se basant sur l'apparence graphique simplifiée du dessin. La bande dessinée développe des mécanismes nombreux, il y a des choix qui ne se voient pas à l'œil nu, ou de premier abord. On touche là une particularité de la bande dessinée en tant que récit, c'est la primauté accordée au dessin. On ne peut pas l'éviter : le lecteur lira une BD d'abord parce qu'il est séduit pas le dessin. Enfin, une majorité de lecteurs. En simplifiant à l'extrême le dessin, on vient chatouiller l'œil du lecteur, et interroger ce processus. Jusqu'où peut-on aller dans la simplification ? C'est là une question essentielle car la bande dessinée, me semble-t-il, est née comme cela : par la simplification du dessin, sa multiplication significative sur la page, et la répétition de formes identiques. Toute la bande dessinée fonctionne comme minimalisation du dessin. D'ailleurs, de nombreux auteurs de bande dessinée se rebellent régulièrement contre ce penchant, cette servitude de dessin au service du récit. Par exemple, récemment Fabrice Neaud tenté par l'hyper réalisme et la fixité intemporelle de l'image, ou à l'opposé Blutch qui pratique une sorte d'hystérie expressive du dessin. Le minimalisme est un remède au dessin virtuose, mais il y a le risque de la codification.

SydN - Comment avez-vous travaillé sur cette oeuvre, d'ailleurs?


Fafé : Big Ben m'a envoyé les scénarios sur papier. Enfin, les scénarios... je ne sais pas trop comment fonctionnent les scénaristes "classiques". Pour ce livre, les scénarios de Big Ben, c'était les textes tels qu'ils apparaissent sur les pages dessinées, avec très très peu voire pas d'indications. J'ai eu l'impression de pouvoir faire absolument ce que j'avais envie au niveau du dessin, sans aucune contrainte autre que celle de la lecture. je pense que c'est dû au fait qu'on se connaît bien, et que pour ce projet, Big Ben savait exactement comment j'allais dessiner (des bonhommes carrés sans visage et avec des membres filiformes), c'était donc vraiment comme du ping pong : il écrivait le texte, me l'envoyait, je dessinais et lui envoyais les pages finies. Et on a avancé comme ça au fur et à mesure des différents personnages, puisque c'est une série d'histoires courtes. Ensuite, on a dû réfléchir à l'ordre dans lequel tout cela serait publié, en tenant compte des pages de "journal" qui s'inséraient entre certaines séries d'histoires. Les histoires de chaque personnage ne sont donc pas du tout publiées dans l'ordre dans lequel elles ont été écrites et dessinées.

Big Ben : C'est comme Fafé a dit, voilà.
En fait, j'avais adoré ses Histoires de Monsieur, il se dégageait beaucoup d'émotion à partir de quelques dessins vides, ça a provoqué beaucoup d'envie, de rêves, de cogitations qui ont abouti à des histoires. Je crois que ça correspond aussi à une époque où j'étais "muté" pour mon boulot très loin, et j'étais un peu seul et confronté à une vie professionnelle dure (jeune prof balancé en ZEP, banlieue de Rouen pas facile) alors j'avais du temps pour cogiter chez moi tous les soirs (enfin pas au tout début parce que je bossais tous les soirs me cours) et puis l'ambiance des "Monsieurs" était en accord parfait avec ces conditions de vie (d'ailleurs, Fafé a écrit les Histoires de Monsieur dans le train l'année où elle a été muté dans le nord, donc il y avait une concordance).

SydN – Pour Les histoires de Monsieur, ton premier album je crois Fafé, tu as utilisé un système narratif similaire à celui de Jochen Gerner dans Courts circuits géographique, et de Guillaume Long dans Comme un poisson dans l'huile… C'est à dire des cases « bêtement alignée » avec à chaque fois du texte en dessous… Ce système est un peu casse gueule (à cause du risque de répétition image/texte), pourquoi l'avoir choisi ?

Fafé : Les histoires de Monsieur sont basées sur le principe de l'abécédaire. J'ai vraiment fonctionné selon le système de l'image illustrée basique. Je n'avais d'ailleurs à cette époque jamais lu Guillaume Long, et peut être même pas Jochen Gerner, je ne me souviens plus trop (j'ai dessiné ce livre en 1995). J'avais du lire "Psychanalyse" de Trondheim dans ce genre là. Mais je ne pense pas que le fait de mettre le texte SOUS l'image augmente risque de répétition texte-image. Ce risque est toujours là, même avec des bulles partout. Je ne suis pas sûre d'avoir évité l'écueil d'ailleurs, mais je pense que ça oblige encore plus à réfléchir à ce qu'on met dans chaque case, pour que le dessin raconte autre chose que ce que le texte dit. Parce que justement, les deux étant séparés, il faut les envisager de façon séparée. Et puis, j'ai dessiné ce livre de façon très naïve, avec une "culture" BD minimale à l'époque, ha ha ! Je n'oserai plus faire ça de façon aussi simple aujourd'hui. 13 ans plus tard, je trouve ça mignon et maladroit, ça me touche parce que c'était la première expérience de livre, et j'avoue que je ne maîtrisais absolument pas tout, donc je ne sais pas dans quelle mesure j'ai choisi certaines choses. Je dirais plutôt qu'elles se sont imposées, peut-être par manque d'expérience justement.


SydN – Court circuit géographique date effectivement de 1997... J'ai remarqué que dans les deux livres de monsieurs, on touche beaucoup à un aspect qui vous tiens à cœur : le quotidien. « Encore un album… » était plus sarcastique, recentré sur le médium bande dessinée, plus conceptuel en quelque sorte… Mais là, vous parlez plutôt de la vie, du réel, du quotidien… Pourquoi ne pas avoir utiliser des codes plus réalistes ?

Fafé : Les livres des Monsieurs viennent de mon univers, au départ il y avait le livre des "Histoires de Monsieurs". J'ai l'impression que Big Ben s'est coulé dans ce monde lorsqu'il en a écrit les scénarios. Alors que pour "Encore un album...", là, on était dans l'univers de Big Ben, et j'ai beaucoup plus fonctionné comme une dessinatrice "classique". Je pense que c'est pour cela que ces livres sont très différents alors qu'ils ont le même dessin. Pour ce qui aurait été de choisir des codes plus réalistes pour parler de l'intime, je pense que Big Ben le dit très bien à propos d'Albert le grand, c'est de l'ordre de la pudeur, c'est plus facile de parler de soi en utilisant un stratagème pour ne justement pas se dessiner soi-même. Le dessin minimaliste est un peu désincarné, ça permet de moins se censurer et de dire des choses qu'on n'aurait pas fait dire à soi-même en personnage réaliste.
Après, je peux aussi dire que je n'ai pas la maîtrise technique pour dessiner de façon réaliste, sûrement parce que ça ne m'intéresse pas, donc je n'ai jamais travaillé ça (anatomie, perspective, lumières, décors...pffff, quel ennui, et quel résultat froid en général). Et puis, ça me plaisait bien, l'idée de contourner cette contrainte du réalisme, donc autant y aller à fond et dessiner des carrés !

Big Ben : En fait la question de faire plus réaliste ne s'est jamais posé puisque Le monde des Monsieur est né des Histoires de Monsieur. Les chats ne font pas de chiens, ni les Garfield des Pluto.




SydN – Si on en revient à la définition de l'art minimaliste des années 50, la simplification formelle permet de présenter l'œuvre seulement pour ce qu'elle est (une peinture, une sculpture…), pour son essence et non pas pour ce qu'elle représente. L'essence de la bande dessinée étant sa séquentialité tout particulière, peut-on considérer que raconter une histoire c'est déjà aller trop loin dans la représentation ? Ou alors cette définition n'a pas vraiment de sens pour la bande dessinée aujourd'hui ?

Fafé : Est-ce qu'on peut dire que "Encore un album..." est une bande dessinée qui se présente pour ce qu'elle est, une bande dessinée ? Hein, Big Ben ? Je trouve qu'on n'en est pas si loin. En fait, si on veut fonctionner comme dans l'art minimaliste, on est obliger de créer une BD qui a pour sujet la BD elle-même en s'attachant à son essence : des pages, du papier, des traits noirs sur un fond blanc, du texte... Effectivement, la narration "réaliste" serait supprimée, mais il peut y avoir d'autres formes de narration. Je me demande bien ce que ça pourrait donner. Mais ça doit être faisable, il faudrait demander à Ibn al Rabin, je suis sûre qu'il en serait capable.

Big Ben : L'essence de la Bande Dessinée, pour moi, c'est l'espace inter-iconique. L'aboutissement du minimalisme en Bande Dessinée devrait être cela, le blanc inter-iconique. A ce stade, il faudrait se poser la question : est-ce le blanc du papier ou est-ce autre chose ? Le blanc synonyme de silence ? Le bruissement de la page ? Une image fantôme ?

SydN – La dernière fois, j'ai interviewé Greg Shaw, sa démarche est très conceptuelle. Sa manière de faire va dépendre du propos qu'il veut développer. Vous pensez être dans cette même optique ?

Fafé: Personnellement, je ne sais pas trop, je dirai que oui, parce que de toute façon, ma manière de faire va toujours dépendre du propos (en tout cas, elle devrait, et quand elle ne s'adapte pas, c'est pas réussi), mais il est super tard là (1h25 du matin), du coup, cette question me semble super compliquée. Je donne un joker et je laisse la parole à Big Ben !

Big Ben : La question est trop vague, monsieur l'interviewer (ou monsieur l'entreteneur). S'il s'agit d'adapter son dessin, ou sa manière de raconter, au contenu, cela me semble évident. Il peut arriver que j'aie envie de raconter quelque chose, qu'une idée me trotte dans la tête des années avant de trouver la forme adéquate. Mais la forme s'impose toute seule. Tout à coup, il y a une petite musique qui naît, et voilà. Je me dis : oui, je vais faire une voix off, avec cette tonalité, et puis un gabarit de 6 cases, etc... enfin, je ne me le dis pas, je le ressens, ou je le vois. Le plus agréable, c'est quand tout vient d'un coup, on ne sait pas trop d'où. Il arrive aussi que la forme, ou le thème, soit imposée par le contexte (un éditeur, une revue) et que cette forme déclenche l'envie de raconter quelque chose. Il n'y a pas de règles quoi.


SydN – Pensez vous que vous pourriez ré-adapter n'importe quelle bande dessinée en minimaliste ?

Fafé : Ha ha ha ! Chiche ! Big Ben, tu refais les scénars de Blueberry et je les dessine ? A moins que tu ne préfère XIII ou Thorgal ?

Big Ben : Oh bien sûr, ça serait amusant. Mais je crois que d'une certaine manière ça a déjà été fait avec l'album collectif Raan ! à l'Asso (pas obligatoirement minimaliste, mais quand même dans des styles non-réalistes, et donc à l'opposé du style de Chéret.)

SydN – Vous avez tous les deux participés au collectif papier Minime. On a pas vraiment reparlé ensemble de cette expérience… Pouvez-vous en dire quelques mots ? Avez-vous eu des difficultés, des craintes, des frustrations, ou n'était-ce qu'un océan de bonheur remplit de dauphins qui dansent et de baleines qui chantent tous en cœur pendant qu'au même moment des pétales de roses tombent du ciel ?
Fafé : C'était un peu un défi, parce qu'à ce moment là, je ne dessinais plus beaucoup de Monsieurs (pour les raisons que j'ai expliquées plus haut). Il a donc fallu se replonger dans cet univers, et ce n'était pas spontané. J'ai l'impression d'avoir fait un exercice en quelque sorte, je ne suis pas forcément très contente du résultat d'ailleurs, ça manque de poésie et de sensibilité, comme si j'étais à l'extérieur, à distance.
Big Ben : J'ai beaucoup aimé faire le "Il était une case". J'aimerais bien en faire d'autres, "Il était deux cases", "Il était trois cases", "Le strip sonnera trois fois", "La planche qui venait du froid" etc...

SydN - Merci beaucoup à vous deux ! C'était une bonne idée cette interview à 3 claviers !

Fafé : merci à toi, et merci à Big Ben qui va avoir le mot de la fin, hé hé !

Big Ben : Case, planche, récit, mes amis.


6 commentaires:

Anonyme a dit…

Bravo pour le nouveau site et très sypa l'interview :D

Anonyme a dit…

Oui, chouette interview ^^

Anonyme a dit…

Oh un Grospatapouf!
Vraiment chouette interview, ils sont mieux que trondheim ces gens!

Anonyme a dit…

Ca y est! enfin lu! C'est intéressant de voir la réflexion qu'ils ont sur leur propres travaux... On a plus souvent lu (ailleurs) des interview d'auteurs où leurs bd sont intouchables, là il y a une certaine connaissance de leurs faiblesses... bon après, je ne sais pas si ca va parler aux gens qui ne connaissent pas déjà... faut voir...

SydN a dit…

Merci à tous.
BigBen m'a dit qu'il était très heureux d'être mieux que Trondheim héhéhé

Sinon, heu Thierry? C'est Thierry qui? (j'en connais tout plein) :)

Anonyme a dit…

9e Art existe toujours. Prochain numéro pour Angoulême.